échappées

Nº 1

Lettre à Richard Fauguet

Historienne de l’art, critique d’art, commissaire.

2005

Obtient un Doctorat d’histoire de l’art (La notion d’éphémère dans l’art des années 1960 –1970). Membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art, elle collabore à des revues d’art contemporain (Hypertexte, Papiers Libres, Semaine, Superstition…), et participe à la rédaction de catalogues d’exposition (Urbanités, Léger / Différé, La Conquête de l’Air, Bandits Mages…).

2010

Enseigne l’histoire de l’art et la théorie de l’art à l’École supérieure d'art des Pyrénées – Tarbes. Ses recherches portent sur les questions d’invisible, de réseau, d’archive et de frictions dans l’art contemporain.

Paris, le 5 septembre 2012

Cher Richard,
J’avais d’abord pensé écrire un article de type « critique d’art » au sujet de ton intervention, dans le cadre du séminaire, au printemps dernier. Puis je me suis ravisée. Pour moi, ça ne « collait » ni avec ton travail (tu te définis justement comme un « colleur »), ni avec ta conférence. J’ai pas mal tourné autour du pot de colle Cléopâtre — cet objet mythique issu des années 30 qui, depuis, traverse des générations de gamins mettant le nez dedans avec délectation. Ton boulot joue avec le temps, assemble, (re)stratifie, (bri)colle et exhale cette odeur d’amande — simple et fine, plébéienne presque, raffinée. Du Supermarché à Liz Taylor… Quelque chose comme « une archéologie de la petite et, éventuellement, de la grande histoire : collage, recollage, contre-collage » (je te cite).

Réclame pour la colle Cléopâtre « la reine des colles », 1932.

Bref, depuis que tu es venu à l’école, lorsque je pense au « système Fauguet », me vient le visage de cette étrange Cléopâtre sur le pot et, tel Proust et sa madeleine, le parfum de cette colle-pot (avec la languette intégrée) sort des limbes de l’enfance. Sans nostalgie, des souvenirs entrechoquent les e-mails (toi tu préfères les lettres papier que le facteur délivre).

Je me souviens bien, aussi, des raisons pour lesquelles je t’ai invité dans le cadre du séminaire : ce qui m’intéressait, je te l’avais alors dit au téléphone, était que tu nous montres tes travaux récents et, en particulier, que tu parles de ta pratique, disons singulière, de la céramique — de quelque chose qui, a priori, n’est pas là.

Vase style Vallauris céramique émaillée, 1960.

Tu l’as d’ailleurs présentée comme une sorte de « non-pratique », n’étant pas passé par le moule et la cuisson pour réaliser tes pièces. Tu as rappelé que, vivant à Châteauroux depuis de nombreuses années, tu avais d’abord détesté la céramique (à cause des premières éditions de la Biennale), jusqu’au jour où, en chinant, tu es tombé sur le « style Vallauris ».

Les onze personnages que tu as exposés au Plateau en 2009 et les créatures mises en espace dans ta galerie, Art Concept, fin 2011, sont formées d’assemblages de cette vaisselle décorative. Une vaisselle qui est, sinon oubliée, du moins dévalorisée car elle est issue d’une culture populaire, en l’occurrence d’un contexte vernaculaire figurant un véritable contrepoint à l’historiographie du « Picasso de Vallauris ». Liz Taylor et Picasso…

Tandis que, dans les années 50, le mæstro espagnol produisait avec frénésie des assiettes et autres cruches anthropomorphiques — avec un sens de l’espace graphique et sculptural sans précédent — toi, tu as aujourd’hui exhumé ces formes de la terre d’Emmaüs, à la manière d’un archéologue qui trouve, le plus souvent, des bouts de vase ébréchés (bien moins rares et « importants » qu’une amphore signée Exékias). Puis tu les as assemblées, collées, leur donnant un nouveau souffle, une nouvelle vie, drolatique, hybride, mutante, aux accents cartoon.

Face à ces corps de céramique, on revoit, sur la crête du présent, le saladier de sa grand-mère, Picasso, des images d’un Western de John Ford (je pense aussi à Tarantino) et, tu as raison, les couleurs qui se mélangent dans la pâte à modeler. Des époques diverses, des cultures high and low, les formes mêmes se répondent pour tisser un dialogue imaginaire hors de tout critère convenu, abolissant les frontières du « bon » et du « mauvais » goût. Cheap et chic à la fois ! Avec toi, ce que l’on croyait perdu, disparu, invisible, est rendu visible grâce à d’insolites frictions où des bruissements d’anamnèse se diffusent, peu à peu, entre l’intime et le collectif (je pense subitement à la série des « Baloubas » de Tinguely).

Richard Fauguet, *Sans titre*, 2009, céramique émaillée, dimensions variables. Vue de l’exposition « Richard Fauguet — Pas vu, pas pris », Plateau, Frac Île-de-France, 04 / 06 / 2009 – 09 / 08 / 2009. © Martin Argyroglo

De même, ce que tu désignes comme une « non-pratique » de la céramique cache bien un oeil et une technique relevant de ce que j’appellerais, dans ta pratique (finalement), une simple économie de production. Tu crées des rencontres, tu fais les « fonds des tiroirs » (le titre de l’une de tes séries), et il y a aussi la famille des choses que tu fabriques.

Richard Fauguet, *Sans titre (femmes de Picasso
*, 2011, céramique émaillée, dimensions variables. Vue de l’exposition « Richard Fauguet —Selon arrivage », galerie Art Concept, Paris, 19 / 11 / 11– 07 / 01 / 12. © Fabrice Gousset/ Courtesy Art Concept)
Richard Fauguet lors du séminaire de L’Observatoire des Regards, ÉSA Pyrénées — site de Tarbes, mars 2012 © Frédéric Delpech
Je revois encore ces pieds de lavabos en céramique. J’ai cru à des fantômes mais à de beaux fantômes, bien polis, lisses, aux lignes parfaites. Tu as dit qu’ils te rappelaient des tombes et que tu avais un intérêt pour leurs couleurs (dans mon souvenir : bleu layette, vieux rose, vert amande). Lorsque tu les as récupérés, tu ne savais pas encore ce que tu allais en faire, mais tu savais, bien sûr, qu’ils s’inscrivaient dans ta logique plastique. Tu travailles « par défaut, aberrations » et « il faut que ça colle à un moment ». Tu as cité Barthes : « J’adore la forme courte car ça permet souvent de commencer ». De ces rencontres plastiques, bidouillées et nickel à la fois, naissent des images qui nous invitent à (se) raconter des histoires : tes gouttières croisent les jambes et de célèbres sculptures de l’histoire de l’art (de Degas à Koons) sont érotisées (et aplaties) dans du papier venilia. Tes oeuvres sont autant de calembours visuels qui font délibérément fi des catégorisations — une logique de la réappropriation plus que du détournement sans doute, et que tu offres, avec générosité et humour, derrière l’écran des apparences. Les mots « créer » et « créatures » proviennent, à l’origine, du même sens. Tous les deux ont pour signification première de « donner la vie à quelque chose qui n’existe pas », quelque chose qui n’a jamais existé dans le monde réel, quelque chose de complètement inventé. Quand tu dis que l’histoire de l’art, pour toi, c’est *Alice au Pays des Merveilles*, certes tu décomplexes ta relation à un héritage, mais la nôtre s’en retrouve également détendue et, du coup, dans cette traversée des choses, il y a une dynamique dans laquelle les fantômes peuvent revivre sans cesse. Il y a quelque chose d’inépui-sable. Gombrich affirmait que l’art enrichit le quotidien, et je crois bien, maintenant, que c’est aussi parce que les artistes lisent l’histoire de l’art comme un Lewis Carroll, de l’autre côté du miroir. Merci encore pour ta venue à l’école, en espérant t’y revoir bientôt, peut-être pour produire, cette fois, des pièces en céramique ? Chrystelle

Lettre à Richard Fauguet
Chrystelle Desbordes

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