Le design en tant que méthodologie de conceptualisation s’alimente à d’autres champs du savoir et des techniques : les arts, les sciences sociales, les langages scientifiques ou ceux liés à certaines technologies comme le numérique ou encore à tout ce qui a trait aux systèmes de communication et de visualisation de l’information. Le designer prend donc en compte des facteurs externes au domaine du design proprement dit. Il tente d’adapter son objet aux besoins économiques, psychologiques, spirituels, sociaux, technologiques et intellectuels de l’homme. Dans ce cadre, l’observation des interactions de l’être humain avec d’autres êtres humains, avec l’environnement, et avec les objets me semble être une phase privilégiée dans la méthodologie de conception du designer. Ces observations l’aideront certainement à saisir et à comprendre les valeurs dans lesquelles les êtres vivants sont inscrits, et à mieux adapter son objet à leurs besoins réels.
Afin de circonscrire le champ couvert par cette acception du design en tant que processus ou relation qui nous tient ensemble un temps donné, j’ai adopté une approche en trois volets. Ces trois volets se sont dessinés et affirmés à l’issu des dialogues, des échanges, etc. menés avec les auteurs invités et les étudiants en design graphique multimédia du second cycle (cf. édito). Ces trois volets concourent à donner à cette recherche une dimension prospective, permettant d’élaborer une boîte à outils qui servira dans les mois prochains sur le terrain de l’expérimentation et qui sera complétée au fur et à mesure de nos investigations.
Dans le premier volet, les auteurs interrogent les notions de commun et de quotidien, questionnent ce qui se joue entre la pensée et l’agir, entre la pensée et la quotidienneté. Pascal Nicolas- Le Strat, sociologue, interroge l’expression « agir en commun / agir le commun ». Il constate notamment que le commun que nouspartageons — sans avoir l’impression d’y participer — ne peut se construire sans nous. Le commun est sans cesse en train de devenir ce qu’il devient ; il se réinvente en permanence. « Ce qui nous est commun, ce qui fait commun, ce sont bien les processus de réinvention du réel que nous amorçons ensemble 1 Ce que Cornélius Castoriadis nomme L’institution imaginaire de la société, 1975, Paris, éd. du Seuil. et qui, en retour, nous obligent collectivement, nous sollicitent réciproquement, nous rapportent les uns aux autres. » Bruce Bégout, écrivain et philosophe, nous livre, une pensée qui ne se laisse pas aveugler par l’évidence de la quotidienneté ou une pensée qui livre un combat contre ce qui n’a cesse de l’aveugler. « Une véritable philosophie du quotidien (…) exige une mise au jour radicale des éléments et des caractères fondamentaux de la quotidienneté, des espaces ordinaires, du temps quotidien, des gestes habituels, bref une archéologie de notre manière d’être ordinaire qui est rien moins que banale et atone. Le quotidien n’est pas ainsi un thème comme un autre pour la philosophie, mais l’angle mort de sa vision dans lequel elle ne peut jamais se percevoir ni se réfléchir ».
Dans le second volet, Jérôme Denis et David Pontille, anthropologues, révèlent un champ d’analyse de l’écrit peu exploré aujourd’hui par les scientifiques du texte à savoir « l’étude des infrastructures scripturales » et des « modes d’existence » de ces écrits dans notre quotidien. « Assumer, comme Georges Perec, que c’est dans l’infra-ordinaire, littéralement sous nos yeux, que se jouent des dimensions cruciales de ce que l’on appelle avec beaucoup trop de pompe la société ou plutôt le social et notre histoire ». Afin de collecter librement et en continu les nombreux modes d’existence des écrits dans notre quotidien (enseignes, signalétique du métro, codes de la route, informations municipales, etc.), les deux chercheurs ont crée avec l’historien Philippe Artières le blog scriptopolis (www.scriptopolis.fr). Ce blog est en quelque sorte en prise directe avec les écrits qui abondent dans notre quotidien et qui le marquent. Comme en résonance avec l’espace de collecte qu’est le blog, les étudiants ont mené une micro-enquête sur un mode d’existence de l’écrit choisi dans leur environnementproche. Les résultats sont en partie publiés ici, s’intercalant entre les articles, avec pour la plupart un texte de présentation. On peut ainsi considérer ces micro-enquêtes comme participant à une tentative d’épuisement de ce réel.
Dans le troisième volet, est abordée la relation entre le concepteur, l’objet communicant et les usagers. Julie Denouël, sociologues, révèle que la frontière entre les concepteurs et les usagers est encore aujourd’hui trop souvent marquée. Au cours des enquêtes menées avec divers partenaires, elle a constaté que : « les questions liées aux usages n’interviennent que dans les phases ultimes du processus de développement ; ceci laissant implicitement supposer qu’il suffit qu’une technologie soit bien conçue pour qu’elle soit naturellement acceptée et mobilisée par les usagers ». Or, les usagers tendent à manipuler les objets qui leurs sont proposés au-delà et / ou en deçà de leurs fonctions initiales. S’ensuit une interrogation sur l’adéquation des objets aux besoins réels des usagers, aux représentations véhiculées par les objets manipulés ainsi que la nécessité pour les industriels « de prendre en compte le point de vue des usagers dans la dynamique d’innovation et (…) d’engager une investigation spécifique permettant de comprendre ce que les usagers font des dispositifs techniques ». Tim Brown, dirigeant d’IDEO et co-auteur (avec BarryKatz) de l’ouvrage Design Thinking 2009 développe une approche du design renouvelant la relation entre le concepteur, celui qui fabrique l’objet et l’usager. Nous publions ici un entretien inédit de cet auteur mené par Art Kleiner, rédacteur en chef de la revue new yorkaise strategy & business. Très centrée sur l’humain, la « pensée design » offre des méthodes et des outils permettant d’adopter des positions perceptives « décentrées » des pratiques courantes des producteurs, designers, chercheurs ; ce décentrement conduisant à une compréhension plus juste des besoins de l’usager. Tim Brown propose d’intégrer la « pensée du design » dans le processus de création et de fabrication des objets. Il prône un design qui s’adapte à un contexte donné (local), et qui se veut collaboratif et participatif.
Ce que nous dit la recherche prospective que nous restituons dans ce numéro, c’est que la pensée et l’agir se croisent et se décroisent continument, engendrant de nécessaires torsions ou distorsions des champs de recherche et d’application convoqués. C’est que pour adapter une pensée au monde environnant et aux hommes, il est parfois utile de prendre des chemins de traverse. Il est parfois utile de prendre des risques pour faire vaciller des certitudes, des idées reçues, des façons courantes de faire. Pour entreprendre une pensée qui agit en toute responsabilité sur le monde et avec les autres, il est nécessaire d’évoluer sur un terrain de recherche commun, mêlant des acteurs du monde professionnel, universitaire, designer, étudiant, et ce pour tenter de s’adapter aux besoins réels des êtres humains.
Ce que nous dit encore cette recherche prospective, c’est la nécessité, en lien avec un contexte local spécifique, de créer des méthodes et des outils collaboratifs et participatifs. Dans le cadre d’une École supérieure d’art, cela peut conduire les étudiants à revisiter des façons de faire et de penser le design. Notre prochain travail sera ainsi de créer les conditions d’une recherche qui partant du cadre scolaire s’épanouisse en dehors, avec des partenaires issus du monde social, culturel et économique. C’est ainsi que la recherche « Les pensées du design » se déplacera sur le terrain de l’expérimentation. La méthode expérimentale donne en effet la possibilité de tester la méthodologie de conception abordée dans ce numéro sur un terrain déterminé.