« Ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité, une forme de cécité, une manière d’anesthésie ».
— Georges Perec
Rien n’est moins évident que l’évidence. Le caractère allant de soi du quotidien ne fait pas exception à ce paradoxe. À première vue, le quotidien désigne cet environnement immédiat et proche de notre vie habituelle qui baigne dans une certitude totale. C’est le monde donné d’avance dans la confiance irréfléchie d’une pratique journalière qui prend les choses comme elles viennent sans plus se poser de questions. Il forme l’assise muette de toute expérience, ce sur quoi le moindre de nos actes s’appuie sans le savoir mais néanmoins avec une ferme assurance.
Or cette évidence allant de soi de la quotidienneté n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle nous abuse, nous mystifie. Le quotidien ne se réduit pas à l’image banale qu’il véhicule et que tout le monde accepte comme la marque indélébile de sa présence. Tel est le piège ordinaire dans lequel nous tombons tous les jours : croire que le monde quotidien n’est que ce milieu familier et sans mystère où se déroulent nos actions habituelles et un peu gourdes, malgré l’habitude. Nous prenons en effet le quotidien pour quelque chose d’ordinaire, de commun, de banal même, bref pour une expérience nécessaire, mais inférieure et dépourvue de tout intérêt fondamental (outre l’intérêt de la pâle survie journalière). Nous louons son caractère commun et permanent, nous maudissons sa banalité et sa grisaille, mais nous restons surtout indifférents à sa nature profonde. Ceci s’explique : la stratégie de la vie quotidienne consiste justement à nous persuader que la vie n’est que quotidienne, que ce qui présente jour après jour comme l’ensemble des choses ordinaires correspond à cette apparence banale et tranquille. La banalité de la vie courante avec son cortège d’images et de schèmes éculés (la grisaille, la monotonie, l’atrophie, l’atonie, etc.) est la plus grande mystification dont nous sommes victimes, car nous en sommes les auteurs quotidiens.
Mais qu’est-ce que nous dissimule le quotidien ? En quoi est-il mensonger ? Il faut tout d’abord indiquer que le mensonge quotidien n’a rien à voir avec une mystification sociale, c’est-àdire avec la volonté d’un pouvoir quelconque (religieux, étatique, partisan, etc.) de diffuser sa vision du monde dans la réalité en la faisant passer pour naturelle. Certes, ce type de mensonge existe couramment lorsqu’une institution sociale cherche à naturaliser ses constructions idéologiques et à leur donner la spontanéité irréfléchie des pratiques quotidiennes. C’est le cas partout où règne l’orthodoxie et où elle tente de transformer les dogmes en des faits normaux et conformes à l’ordre des choses. Mais le mensonge quotidien est plus profond et plus universel que toutes les ruses sociales. Il s’enracine dans l’impossibilité ontologique de vivre sans le secours de la domestication familière de la réalité. Il s’agit là en quelque sorte d’une illusion transcendantale de notre exister, la falsification primordiale, nécessaire à la perpétuation de notre propre vie, sa condition de possibilité même. C’est parce qu’en effet l’homme ne peut supporter le plus souvent le caractère indéfini et ouvert de l’expérience du monde qui l’entoure, et qui lui est livré sans apprêt à sa naissance, qu’il s’efforce de remédier à cette indétermination originelle en donnant un cadre fixe et rassurant à son existence. La vie quotidienne est le lot de consolation de notre inquiétude originelle, la conjuration tranquille de la peur qui sert d’aiguillon à tout désir de vivre. Nous avons le quotidien pour ne pas désespérer de notre existence, et cette falsification bénigne est en quelque sorte salvatrice. C’est le secours immédiat qui prend soin de notre existence, la sotériologie commune qui nous offre une planche de salut proche et commune. Les affaires quotidiennes représentent la manière la plus simple — et la plus universelle — de tourner le dos à la crainte constitutive de l’existence. C’est pourquoi, toute honte bue, nous dissimulons notre être-au-monde inquiet et instable derrière le paravent banal des occupations de tous les jours, c’est pourquoi nous nous perdons dans le petit rythme de la vie afin d’éteindre le feu de l’effroi originel. Car le quotidien, avec ses pratiques ordinaires, ses gestes communs et familiers, sa manière habituelle et peu exigeante de penser, oeuvre ainsi à la pacification de l’inquiétude native de l’homme. Il apprivoise son anxiété existentielle en lui fournissant un mode de vie régulier et bien connu. Sa tâche se finit de manière réussie, lorsque précisément les hommes ordinaires croient tout simplement que le quotidien se résume tout entier dans ce résultat unique, la pacification, ignorant l’origine de cette fabrication de l’assurance et la tenant pour naturelle. Ils ne voient alors dans leur quotidien que la familiarité finale, sans apercevoir le long et pénible travail de domestication qu’elle a dû mener contre l’étrangeté originelle. Le mensonge se situe dans cette substitution subtile de l’expérience originellement indéfinie du monde, des autres et de soi-même par une vie quotidienne qui masque sous la naturalité facile et sans intérêt la répression de l’étrangeté. En somme le quotidien nous trompe lorsqu’il n’est que quotidien, lorsqu’il met de côté l’inquiétante étrangeté qui le fonde et qu’il s’échine néanmoins à refouler, en voulant donner l’image d’un monde lisse, normal et même banal. Car la dévalorisation du quotidien en banal n’est pas un drame pour lui ; elle couronne au contraire son travail de dissimulation, dans la mesure où elle rend encore plus improbable la reconnaissance tragique de son étrangeté constitutive. Dans la banalité triomphe alors une quotidienneté vidée de toute vibration, de toute vitalité, de toute cette dynamique que, seul, le dialogue constant avec l’inquiétude originelle de notre condition lui apportait. C’est le temps de la rengaine qu’exploitent sans vergogne les hérauts des vies minuscules.
Le rôle de toute philosophie du quotidien est donc de démasquer cette construction transcendantale de la quotidienneté comme naturelle, familière et normale, et de montrer que, sous l’aspect banal de la vie courante (auquel s’arrêtent trop souvent les sectateurs béats des faits minuscules, les aficionados de la trivialité rassurante et tiédasse qui nous ennuient avec leur réflexion avachie sur de petites choses) qui semble se perdre en pratiques et faits ordinaires, est tapie une dialectique de la certitude et de l’incertitude. Elle n’a pas le droit de prendre les choses comme elles sont, car cette normalité naturelle est toujours le résultat d’une formation cachée qui, précisément, se cache dans la pseudo-naturalité de ses productions. En outre la philosophie n’a pas à vouloir coïncider avec la vie quotidienne, adopter sesmanières d’être, de dire et de faire. Elle doit se défaire de cette lubie d’une fusion totale avec une réalité ordinaire, comme si, parlà, elle pensait pouvoir mettre fin à la distance qui la sépare de l’objectivité. Ce n’est pas parce qu’elle choisit une parole ordinaire qu’elle entre en contact réel avec l’ordinaire. Rien n’est plus dangereux pour une pensée du quotidien que de supposer une union possible entre eux. Ces adolescents qui font du skate-board dans la rue, cette femme qui arrange la tenue de son enfant, ce vieil homme qui cherche dans le ciel d’où peut provenir le bruit d’un avion, tout cela est absolument extérieur à la philosophie, et doit en quelque sorte le rester. La philosophie, si elle veut effectivement penser le monde quotidien (ne serait-ce que pour annuler le charme de sa normalité, de ce mensonge courant qui nous cèle la véritable nature de la quotidienneté elle-même), doit faire son deuil du désir d’une coïncidence totale avec lui ; c’est dans la reconnaissance de l’échec inévitable de cette fusion qu’elle peut alors construire un discours original et non naïf sur la quotidienneté. Le quotidien, l’ordinaire, le commun ne sont pas en soi des objets philosophiques ; ils ne le deviennent effectivement que lorsque la philosophie interroge l’écart structurel qui existe entre eux et elle, lorsqu’elle prend acte de la fausseté même de la quotidienneté pour se guérir du fantasme de la communion finale. La vertu première de la pensée philosophique ne peut être qu’un certain sens de l’abandon ; elle doit apprendre à laisser la réalité à elle-même, à ne pas vouloir à tout prix en rendre raison (en tout cas pas avec les raisons que la réalité elle-même se donne). En résistant à la tentation d’une participation totale à la réalité — dans l’acte ultime du savoir absolu où le rationnel se reconnaît entièrement dans le réel, et ce dans le moindre de ses interstices — la philosophie peut établir un discours non illusoire sur le monde de la vie. Car il n’y a pas de philosophie du quotidien ; il n’y a de philosophie que du décalage entre la philosophie et le quotidien. Le quotidien n’est pas le nouvel objet de la philosophie, son joujou du jour qu’elle agite comme le hochet de son absence de perspicacité. Rien n’est plus insupportable que de voir fleurir de nos jours ces petites livres de petite philosophie qui prennent pour thème de leur micro-intellect un ballon de rugby, une planche de surf ou une bouteille de vin. La petite philosophie est une toute petite philosophie. Une véritable philosophie du quotidien réclame autre chose que la chronique mielleuse des choses ordinaires que l’on bourre de citations d’auteurs classiques comme une dinde de Noël pour se donner le bon goût de penser. Elle exige une mise au jour radicale des éléments et des caractères fondamentaux de la quotidienneté, des espaces ordinaires, du temps quotidien, des gestes habituels, bref une archéologie de notre manière d’être ordinaire qui n’est rien moins que banale et atone. Le quotidien n’est pas ainsi un thème comme un autre pour la philosophie, mais l’angle mort de sa vision dans lequel elle ne peut jamais se percevoir ni se réfléchir.