Revue d'art et de design de l'École supérieure d'art des Pyrénées — Pau Tarbes
Nº1
Les pensées du design / L’invisible est réel
Objets Esthétiques non Identifiés
Christophe Bruno
Le réseau et les strates temporelles de visibilité
La vision apparaît comme un phénomène instantané. De la critique de cette illusion est née la révolution scientifique connue sous le nom de « théorie de la relativité ». Pourtant, malgré ce progrès de la raison, il semble qu’il soit difficile, voire impossible, de se départir de cette impression d’instantanéité. Sans doute cette erreur a-t-elle une fonction dans la phénoménologie de la perception. Quoi qu’il en soit, pour ce qui concerne la question de l’invisible, le retard de perception est une composante essentielle : comment différencier ce qui est proprement invisible de ce qui n’est pas encore perçu, voire de ce qui est aperçu mais pas encore reconnu comme effectivement perçu ; voire encore, de ce qui est aperçu et reconnu comme effectivement perçu, mais dénié ou confondu avec un autre signal ? Nous ne réalisons notre erreur que lorsque l’information passe par plusieurs canaux différents, comme dans le cas du décalage entre l’éclair et le tonnerre, ou si notre appareil perceptif se met à dysfonctionner : un aveugle a peut-être une perception plus proche de ce que serait un monde de lenteur, délivré de son immédiateté factice car, pour lui, toute perception des formes prend du temps — ce temps dont il a besoin pour caresser un visage et ainsi le « voir ». Que se passerait-il si la vitesse de la lumière était plus petite — par exemple, si elle était égale à celle d’un cycliste, soit 30 km / h environ 1 Comme il en est fait l’hypothèse dans le livre Le nouveau monde de M.Tompkins, publié pour la première fois en 1941. George Gamow, Russell Stannard, 2007, Le nouveau monde de M.Tompkins, éd. Le Pommier, Paris. —, ou bien si les photons avaient l’allure de ballons de football ? La théorie de la relativité et la mécanique quantique seraient-elles moins énigmatiques ? Nous nous rendrions compte en particulier que la simultanéité et l’ordre de deux événements dépendent de notre propre vitesse 2 Mais avec la condition importante que la cause reste antérieure à l’effet dans tous les référentiels.. Les perceptions visuelles n’auraient plus cette évidence d’immédiateté car nous arriverions plus facilement à comparer les durées que met l’information provenant d’un même événement à parcourir des canaux différents. Dans de telles conditions, la notion d’information aurait peut-être alors émergé plus rapidement dans l’histoire. Celle d’indéterminisme aussi, car si nous vivions à l’échelle des atomes, nos propres cognitions et perceptions seraient conditionnées par des phénomènes de type quantique.
Avec l’avènement du réseau des réseaux, puis du World Wide Web, dans les années 1990, la phénoménologie de la perception changet-elle ? On affirme souvent que le rythme de l’information s’est considérablement accéléré. Il suffit de voir quelle impatience s’empare de certains lorsqu’ils n’ont plus de connexion Internet. Pourtant, il me semble que cette question appelle une réponse plus sophistiquée. Ne peut-on trouver, dans notre monde en réseau, des exemples de décélération, du moins de temporalités lentes, comme celles sur lesquelles l’humanité a vécu jusqu’alors ?
En consultant par exemple l’archive de mes mails sur plusieurs années, je me rends compte qu’il y a de plus en plus de personnes à qui je mets de plus en plus de temps à répondre. Mon temps de réponse semble parfois se ralentir à un point extrême ; il est, de plus, très dépendant de ma localisation effective à l’intérieur de l’espace-temps réticulaire dans lequel j’évolue : dans certains cas, je suis très réactif, ce qui est en accord avec l’idée d’une accélération générale, mais dans d’autres cas, sans doute moins nombreux, l’échelle de temps devient démesurée et, à certains de mes correspondants,je ne répondrai peut-être jamais. Dans la sphère des échanges informationnels, ces situations de saturation, autrefois exceptionnelles, sont aujourd’hui la norme.
L’étude récente de ces profils d’activité en théorie des réseaux montre que les lois de répartition statistiques qui les gouvernent ne dépendent pas du contenu des messages, ni des caractéristiques des interlocuteurs. On trouvera une analyse et un exposé vulgarisé de ces phénomènes de temporalité à l’ère des réseaux dans le dernier essai du physicien Albert-László Barabási, Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do3 Albert-László Barabási, 2011, Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, New York.. Dans son premier ouvrage de vulgarisation, Linked 4 Albert-László Barabási, 2003, Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, éd. Plume Books, New York., livre essentiel pour comprendre le renouveau de la théorie des réseaux et son importance pour notre civilisation, Barabási explique comment les réseaux complexes (Web, réseaux sociaux, réseaux sémantiques ou économiques …), ont une tendance naturelle à se hiérarchiser de manière subtile et universelle — propriété qui se révèle être l’essence même du Web 2.0 5 Dans le Web 2.0, chaque consommateur devient également producteur de l’information qui circule sur le réseau.. Elle a pour nom « invarianced’échelle » : le réseau est similaire à lui-même quelle que soit l’échelle à laquelle on l’observe, comme un fractal ; à toutes les échelles, de près ou de loin, la structure de hiérarchisation d’un tel réseau reste identique à elle-même. Dans un réseau invariant d’échelle, on décompte un très petit nombre de noeuds très connectés, un nombre plus important de noeuds possédant un peu moins de connections, et ainsi de suite, jusqu’à la périphérie du réseau qui contient un très grand nombre de noeuds très peu connectés.
Dans Bursts, Barabási s’intéresse aux modes de temporalité des réseaux et à la prévisibilité des comportements humains, dans la mesure où ils font partie de la société d’hyper-surveillance dans laquelle nous sommes entrés. Il étudie par exemple l’étude du déplacement sur Terre des êtres humains géolocalisés par leur téléphone mobile ou, plus simplement, le rythme d’envoi des e-mails dont je parlais précédemment. Dans les rythmes d’envoi des e-mails au cours du temps, on trouve statistiquement de nombreuses périodes où les envois se font de manière rapide, concentrée et saccadée (en bursts, i.e. en « saccades »), des moments moins nombreux pendant lesquels nous sommes moins réactifs, des moments encore moins nombreux témoignant d’une activité encore plus faible, etc.
Artiste, son œuvre protéiforme (installations, performances, travaux conceptuels, hacks…) propose une réflexion critique sur les phénomènes de réseau et de globalisation dans les champs du langage et de l’image.
2007
Lauréat du Prix ARCo new media, de la foire d’art contemporain de Madrid.
2003
Primé au Prix Ars Electronica, Linz.
Diplômé de l’École Centrale de Paris et Docteur en physique théorique de l’Université d’Aix-Marseille II.
Le réseau et les strates temporelles de visibilité
La vision apparaît comme un phénomène instantané. De la critique de cette illusion est née la révolution scientifique connue sous le nom de « théorie de la relativité ». Pourtant, malgré ce progrès de la raison, il semble qu’il soit difficile, voire impossible, de se départir de cette impression d’instantanéité. Sans doute cette erreur a-t-elle une fonction dans la phénoménologie de la perception. Quoi qu’il en soit, pour ce qui concerne la question de l’invisible, le retard de perception est une composante essentielle : comment différencier ce qui est proprement invisible de ce qui n’est pas encore perçu, voire de ce qui est aperçu mais pas encore reconnu comme effectivement perçu ; voire encore, de ce qui est aperçu et reconnu comme effectivement perçu, mais dénié ou confondu avec un autre signal ? Nous ne réalisons notre erreur que lorsque l’information passe par plusieurs canaux différents, comme dans le cas du décalage entre l’éclair et le tonnerre, ou si notre appareil perceptif se met à dysfonctionner : un aveugle a peut-être une perception plus proche de ce que serait un monde de lenteur, délivré de son immédiateté factice car, pour lui, toute perception des formes prend du temps — ce temps dont il a besoin pour caresser un visage et ainsi le « voir ». Que se passerait-il si la vitesse de la lumière était plus petite — par exemple, si elle était égale à celle d’un cycliste, soit 30 km / h environ 1 Comme il en est fait l’hypothèse dans le livre Le nouveau monde de M.Tompkins, publié pour la première fois en 1941. George Gamow, Russell Stannard, 2007, Le nouveau monde de M.Tompkins, éd. Le Pommier, Paris. —, ou bien si les photons avaient l’allure de ballons de football ? La théorie de la relativité et la mécanique quantique seraient-elles moins énigmatiques ? Nous nous rendrions compte en particulier que la simultanéité et l’ordre de deux événements dépendent de notre propre vitesse 2 Mais avec la condition importante que la cause reste antérieure à l’effet dans tous les référentiels.. Les perceptions visuelles n’auraient plus cette évidence d’immédiateté car nous arriverions plus facilement à comparer les durées que met l’information provenant d’un même événement à parcourir des canaux différents. Dans de telles conditions, la notion d’information aurait peut-être alors émergé plus rapidement dans l’histoire. Celle d’indéterminisme aussi, car si nous vivions à l’échelle des atomes, nos propres cognitions et perceptions seraient conditionnées par des phénomènes de type quantique.
Avec l’avènement du réseau des réseaux, puis du World Wide Web, dans les années 1990, la phénoménologie de la perception changet-elle ? On affirme souvent que le rythme de l’information s’est considérablement accéléré. Il suffit de voir quelle impatience s’empare de certains lorsqu’ils n’ont plus de connexion Internet. Pourtant, il me semble que cette question appelle une réponse plus sophistiquée. Ne peut-on trouver, dans notre monde en réseau, des exemples de décélération, du moins de temporalités lentes, comme celles sur lesquelles l’humanité a vécu jusqu’alors ?
En consultant par exemple l’archive de mes mails sur plusieurs années, je me rends compte qu’il y a de plus en plus de personnes à qui je mets de plus en plus de temps à répondre. Mon temps de réponse semble parfois se ralentir à un point extrême ; il est, de plus, très dépendant de ma localisation effective à l’intérieur de l’espace-temps réticulaire dans lequel j’évolue : dans certains cas, je suis très réactif, ce qui est en accord avec l’idée d’une accélération générale, mais dans d’autres cas, sans doute moins nombreux, l’échelle de temps devient démesurée et, à certains de mes correspondants,je ne répondrai peut-être jamais. Dans la sphère des échanges informationnels, ces situations de saturation, autrefois exceptionnelles, sont aujourd’hui la norme.
L’étude récente de ces profils d’activité en théorie des réseaux montre que les lois de répartition statistiques qui les gouvernent ne dépendent pas du contenu des messages, ni des caractéristiques des interlocuteurs. On trouvera une analyse et un exposé vulgarisé de ces phénomènes de temporalité à l’ère des réseaux dans le dernier essai du physicien Albert-László Barabási, Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do3 Albert-László Barabási, 2011, Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, New York.. Dans son premier ouvrage de vulgarisation, Linked 4 Albert-László Barabási, 2003, Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, éd. Plume Books, New York., livre essentiel pour comprendre le renouveau de la théorie des réseaux et son importance pour notre civilisation, Barabási explique comment les réseaux complexes (Web, réseaux sociaux, réseaux sémantiques ou économiques …), ont une tendance naturelle à se hiérarchiser de manière subtile et universelle — propriété qui se révèle être l’essence même du Web 2.0 5 Dans le Web 2.0, chaque consommateur devient également producteur de l’information qui circule sur le réseau.. Elle a pour nom « invarianced’échelle » : le réseau est similaire à lui-même quelle que soit l’échelle à laquelle on l’observe, comme un fractal ; à toutes les échelles, de près ou de loin, la structure de hiérarchisation d’un tel réseau reste identique à elle-même. Dans un réseau invariant d’échelle, on décompte un très petit nombre de noeuds très connectés, un nombre plus important de noeuds possédant un peu moins de connections, et ainsi de suite, jusqu’à la périphérie du réseau qui contient un très grand nombre de noeuds très peu connectés.
Dans Bursts, Barabási s’intéresse aux modes de temporalité des réseaux et à la prévisibilité des comportements humains, dans la mesure où ils font partie de la société d’hyper-surveillance dans laquelle nous sommes entrés. Il étudie par exemple l’étude du déplacement sur Terre des êtres humains géolocalisés par leur téléphone mobile ou, plus simplement, le rythme d’envoi des e-mails dont je parlais précédemment. Dans les rythmes d’envoi des e-mails au cours du temps, on trouve statistiquement de nombreuses périodes où les envois se font de manière rapide, concentrée et saccadée (en bursts, i.e. en « saccades »), des moments moins nombreux pendant lesquels nous sommes moins réactifs, des moments encore moins nombreux témoignant d’une activité encore plus faible, etc.